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Dialogue avec Aymeric Monville n°2 : "Le travailleur collectif veut vivre"

Aymeric Monville : Vous sortez un nouveau livre dans un contexte de bouleversement social. Le mouvement social actuel n’est-il pas l’illustration de la puissance ce que vous appelez le « travailleur collectif » (NDRL : classe ouvrière élargie aux ingénieurs-techniciens-cadres) ?

Michel Clouscard: Les bonnes gens des médias sont payés pour affirmer que la lutte des classes n’existe plus alors que celle-ci est devenue l’existence même. Il faut analyser toutes les critiques faites à la classe ouvrière depuis la libération pour remettre les choses au point.


Il y a deux mutations fondamentales qui ont été interprétées comme des remises en question décisives de la classe ouvrière. 1) la soi-disant « récupération » de la classe ouvrière par le « système » (ex. métro, boulot, dodo). La classe ouvrière se serait « vendue » au consumérisme. Je retourne cet argument. C’est l’éternelle confusion qui consiste à ranger sous la rubrique de la consommation, des biens et des services qui sont plutôt des équipements. Les biens d’équipement collectif et des ménages auxquels la classe ouvrière a accédé, sont les conditions sans lesquelles leur production serait impossible : elles font partie du procès de travail et non pas de celui de la consommation.


2) On a aussi parlé de disparition naturelle de la classe ouvrière par obsolescence historique (l’automation transforme les ouvriers en ITC). Je retourne aussi cet argument. La classe ouvrière a quitté le misérabilisme du manque, de la société du sous-équipement. La classe ouvrière doublement réduite et diminuée, va transformer ses valeurs de négation en valeur d’affirmation. N’étant plus misérabiliste, accédant à un niveau de qualification, elle dispose d’un pouvoir créateur.


Quand elle est dans une situation de sous-développement, la classe ouvrière n’a pas d’effectivité. Elle ne fait que survivre et ne peut pas avoir d’existence politique. En revanche, elle peut se révéler dans le transit de l’économie de survie à une économie de l’abondance à bon marché, grâce à la production de série et la consommation de masse. Elle perd alors dans cette affaire son impuissance à organiser à elle seule le processus politique du discours progressiste. Nous avons assisté à une mutation du processus de production, engendré par le jeu même des moyens techniques et des forces productives. Les forces productives sont devenues capables de dépasser le problème de la famine.


Mon travail a consisté à définir le « travailleur collectif », magistralement ignoré des médias et des idéologues. En même temps que se développe la société du salariat généralisé, se développent les conditions technologiques pour « alimenter » un nouveau corps social qu’est le travailleur collectif. La société du salariat généralisé est un collectif qui fonctionne selon la production de série par une nouvelle division du travail. L’ex OS et l’ex OQ deviennent ouvriers professionnels (OP). Les tâches élémentaires sont effectuées par la r robotisation et l’automatisation et du coup, les producteurs sont libérés pour accéder à une formation professionnelle qui leur permet de produire plus de biens collectifs que jamais auparavant.


Nous pouvons maintenant comprendre que le travailleur collectif, c’est un corps social partagé, c’est un acquis économique, sociologique et culturel énorme. Les commentateurs, essentiellement le journalisme philosophique et politique, ne voient que des corporations, sans voir le jeu de l’ensemble. Le travailleur collectif n’a aucune reconnaissance politique, parlementaire ou institutionnelle ou intellectuelle.


C’est pourtant une entité extraordinaire, le fonctionnement même du social en son principe et il n’a même pas le droit de cité ! On parle des ouvriers ou des ingénieurs, mais pas du « travailleur collectif » dont ils ne sont que des membres alliés objectivement.

AM : Que vous évoque la situation actuelle ?

MC : Ce qui apparaît en 95 comme maintenant, c’est que ce travailleur collectif a une existence pratique infrastructurale. Il y a toute une expression matérielle, urbanistique du travailleur collectif (le métro par exemple). C’est parce que le secteur des transports est un des segments constitutifs de ce nouveau corps social qu’est le « travailleur collectif », que l’ensemble de ceux qui composent ce corps ont un intérêt objectif à ce que ce secteur fonctionne le mieux possible. La grève, loin d’être l’émanation de je ne sais quel égoïsme corporatif, exprime au contraire, l’unité fonctionnelle de l’ouvrier, de l’enseignant, du cadre privé ou public, formes d’un bloc que le néocapitalisme voudrait opposer.

C’est l’organique en temps que tel de ce corps social que je défends. C’est la substance de l’État. Il appartient à l’histoire et non à je ne sais quel instinct de survie inspiré de la nature, qu’un intérêt collectif transcende les divisions locales face à un péril extérieur commun. La république actuelle n’a pu survivre jusqu’à aujourd’hui, qu’au prix d’avoir institué dès son premier surgissement, les appels à la « patrie en danger » ou la formation de « comités de salut public ». Il s’agissait déjà de combattre le péril mortel engendré par la collaboration de la réaction intérieure et de l’impérialisme extérieur. L’enjeu du mouvement social actuel n’est pas moins décisif.

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